La visite officielle du Premier ministre sénégalais, Ousmane Sonko, au Burkina Faso les 17 et 18 mai 2025, marque un tournant stratégique et symbolique majeur dans la diplomatie du Sénégal et la dynamique géopolitique de l’Afrique de l’Ouest. Cette démarche, alliant la participation à l’inauguration du Mausolée Thomas Sankara à des discussions bilatérales approfondies sur la sécurité et la coopération économique, s’inscrit dans la vision panafricaniste et « anti-système » de la nouvelle administration sénégalais.
Un Contexte de « Rupture » et de Reconfiguration Régionale
L’ascension politique d’Ousmane Sonko, co-fondateur du parti PASTEF en janvier 2014, est caractérisée par une posture « anti-système » et une critique de l’ordre politique établi. Après la victoire de son candidat soutenu, Bassirou Diomaye Faye, en mars 2024, Sonko a été nommé Premier ministre en avril 2024. Leur programme de campagne était fondé sur une promesse de « rupture » avec les politiques précédentes, initialement perçue comme visant des questions intérieures telles que la corruption, les contrats économiques et la souveraineté monétaire liée au franc CFA. Cependant, la visite de Sonko au Burkina Faso et ses déclarations subséquentes ont révélé que cette « rupture » s’étend de manière fondamentale à la politique étrangère et à l’alignement régional.
Cette nouvelle orientation est profondément enracinée dans des principes panafricanistes et souverainistes.
Cette réorientation intervient dans un paysage sécuritaire sahélien volatil, marqué par l’escalade des attaques de groupes armés et une série de prises de pouvoir militaires au Mali (2020), au Burkina Faso (2022) et au Niger (2023). Ces trois nations ont formé l’Alliance des États du Sahel (AES), s’éloignant de la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO) et des partenaires occidentaux traditionnels au profit d’une voie de souveraineté et d’autonomie accrues. La visite de Sonko au Burkina Faso, une nation dirigée par une junte militaire, malgré le cadre démocratique du Sénégal, suggère une puissante convergence idéologique autour de la « souveraineté » et du « panafricanisme » qui transcende les modèles de gouvernance traditionnels.
Les Objectifs et le Protocole d’une Visite Clé.
La visite, d’une durée de 48 heures, a vu le Premier ministre Sonko recevoir un « accueil chaleureux » du président de la transition du Burkina Faso, le capitaine Ibrahim Traoré, au palais présidentiel. Ce niveau élevé de protocole pour un Premier ministre d’un pays membre de la CEDEAO souligne l’importance stratégique que le Burkina Faso a accordée à cette visite et le changement perçu dans la position diplomatique du Sénéga.
La visite avait un double objectif :
L’inauguration du Mausolée Thomas Sankara : M. Sonko a assisté à cet événement le 18 mai 2025, le qualifiant de « hommage à un grand et digne fils d’Afrique et un symbole des luttes panafricanistes et souverainistes ». Sa participation et sa rhétorique lient explicitement le nouveau leadership du Sénégal aux idéologies fondatrices des pays de l’AES, qui défendent également la souveraineté et une rupture avec les anciennes influences coloniales. Cela représente une déclaration idéologique délibérée visant à renforcer les liens et à potentiellement remodeler les alliances régionales.
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Une visite de travail officielle : Au-delà du symbolisme, les discussions visaient à renforcer la coopération bilatérale dans des domaines tels que la diplomatie, la défense, l’économie, l’énergie et l’intégration régionale. Un objectif déclaré était de fournir un « soutien politique et moral » au gouvernement de transition du Burkina Faso.
Un Soutien Sécuritaire « Absolu » et le Retrait des Bases Étrangères.
Un élément central de la visite fut l’engagement du Sénégal à un « soutien absolu » au Burkina Faso dans sa lutte contre le terrorisme, au nom du président Bassirou Diomaye Faye et du peuple sénégalai. Sonko a averti qu’il est « illusoire de croire que la menace sécuritaire s’arrêtera aux frontières du Burkina Faso, du Mali ou du Niger », soulignant la nature transnationale de l’insurrection djihadiste. Les discussions ont porté sur le partage de renseignements et la conduite d’opérations conjointes.
Dans une annonce historique, le Premier ministre Sonko a déclaré à la télévision nationale burkinabè (RTB) que le Sénégal n’hébergerait plus de bases militaires étrangères sur son sol d’ici juillet 2025. Cette décision, présentée comme une affirmation de la souveraineté nationale, s’aligne sur la tendance observée dans les pays de l’AES, qui ont rejeté les interventions militaires extérieures. Le choix stratégique du lieu et du moment de l’annonce (à la télévision burkinabè) visait à maximiser son impact et à signaler un alignement clair avec le sentiment panafricaniste et anti-occidental prévalent au Sahel. Cette mesure positionne le Sénégal comme un leader potentiel dans le mouvement africain vers une plus grande autodétermination en matière de sécurité.
Bien que le commerce bilatéral actuel soit « faible » (34 milliards de francs CFA en 2023), l’accent a été mis sur le renforcement des liens économiques, notamment dans l’énergie et l’agriculture, pour consolider l’alignement géopolitique. La création récente d’un ministère sénégalais dédié à l’intégration africaine souligne cette volonté de favoriser un bloc régional plus robuste et autonome.
Le tableau ci-dessous résume les principaux résultats et engagements de la visit :
Tableau 1 : Principaux Résultats et Accords de la Visite
Domaine de Coopération
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Résultats / Accords / Engagements Spécifiques
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Sécurité
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Soutien absolu à la lutte contre le terrorisme. Engagement à partager le renseignement et à mener des opérations conjointes. Annonce du retrait de toutes les bases militaires étrangères du sol sénégalais d’ici juillet 2025.
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Économie
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Appel à l’augmentation du commerce bilatéral (actuellement 58 millions de dollars). Accent sur les partenariats dans l’énergie et l’agriculture.
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Diplomatie / Intégration Régionale
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Participation à l’inauguration du Mausolée Thomas Sankara comme symbole d’unité panafricaine. Engagement du Sénégal en faveur de l’intégration africaine.
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Culture
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Hommage à l’héritage de Thomas Sankara, figure emblématique du panafricanisme.
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Le Sénégal, un Acteur de Médiation entre la CEDEAO et l’AES ?
Le Sénégal, tout en restant membre de la CEDEAO, adopte une « position de rééquilibrage diplomatique ». Dakar cherche à renforcer la coopération bilatérale avec les membres de l’AES (Mali, Burkina Faso, Niger. Le président Faye a réitéré l’engagement du Sénégal à jouer un rôle de médiateur entre les deux blocs et à faciliter le retour de ces nations au sein de la CEDEAO.
Cependant, Sonko a également exprimé des critiques acerbes envers certaines décisions de la CEDEAO, notamment les sanctions imposées au Mali et la menace d’intervention militaire au Niger, affirmant que le Sénégal n’aurait jamais dû accepter l’embargo contre le Mali s’il avait été au pouvoir. Les analystes observent un « rapprochement idéologique » clair entre le Sénégal et les pays de l’AES, dont les positions sur la souveraineté s’alignent étroitement. Cette stratégie vise à positionner le Sénégal comme un acteur central et indispensable à toute réconciliation régionale future, lui conférant un levier significatif.
Le tableau suivant présente une vue comparative des blocs régionaux et de la position du Sénégal :
Tableau 2 : Blocs Régionaux et Position du Sénégal
Bloc
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États Membres Clés
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Caractéristiques / Politiques Clés
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Position Actuelle du Sénégal
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CEDEAO
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Sénégal, Côte d’Ivoire, Ghana (exemples)
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Bloc économique régional traditionnel, accent sur la gouvernance démocratique, a initialement imposé des sanctions aux États dirigés par des coups d’État, certains membres ont récemment adopté une position plus souple.
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Maintient son adhésion. Vise à jouer un rôle de médiateur entre la CEDEAO et l’AES. Critique les sanctions passées de la CEDEAO.
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Alliance des États du Sahel (AES)
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Burkina Faso, Mali, Niger
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Formée par des juntes militaires, accent principal sur la souveraineté, l’autonomie, la lutte antiterroriste, rejet de la présence militaire étrangère, retrait formel de la CEDEAO.
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Maintient un dialogue ouvert et renforce les liens bilatéraux avec les États de l’AES. S’engage à soutenir « absolument » le Burkina Faso dans la lutte antiterroriste. Annonce le retrait de toutes les bases militaires étrangères du sol sénégalais d’ici juillet 2025. Présente un rapprochement idéologique avec l’AES sur les principes de souveraineté et de panafricanisme.
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Réactions Divisées et « Bataille Narrative »
La visite de Sonko a suscité des réactions mitigées au Sénégal. Alors que certains ont soutenu la position panafricaniste, des « éléments pro-occidentaux » et figures de l’opposition l’ont qualifiée de « ridicule » et d' »alignement » avec des « jeunes dictateurs », craignant une légitimation des coups d’État et des implications pour la stabilité démocratique du Sénégal. Ce débat révèle une tension interne entre l’identité démocratique établie du Sénégal et sa nouvelle orientation en matière de politique étrangère.
Les médias burkinabè ont salué la visite comme un « renforcement des liens » et une opportunité de coopération. Les observateurs internationaux l’ont largement interprétée comme une confirmation de l’« autorité et du prestige croissants » de l’AES et un défi direct aux « diktats occidentaux ». Cependant, certaines sources occidentales ont exprimé des préoccupations quant à un potentiel « effondrement régional ». Il est clair que la visite de Sonko s’inscrit dans une « bataille narrative » plus large pour l’influence en Afrique de l’Ouest, où différents acteurs tentent de façonner la perception de cette nouvelle politique étrangère.
Implications à Long Terme et la « Troisième Voie » du Sénégal
La visite a considérablement renforcé les liens bilatéraux et souligné un alignement symbolique et idéologique fort avec les principes panafricanistes et souverainistes. À long terme, elle pourrait entraîner un remodelage des alliances régionales, une autonomie africaine accrue et une réduction de la dépendance vis-à-vis des partenaires occidentaux traditionnels.
Cependant, des défis de mise en œuvre subsistent, notamment la persistance de l’insécurité, la nécessité d’une confiance soutenue et de ressources adéquates, ainsi que l’équilibre délicat entre le maintien des valeurs démocratiques et l’alignement avec les régimes militaires. La « bataille narrative » pour l’influence dans la région est également susceptible de s’intensifier.
Le Sénégal, en tant que membre de la CEDEAO s’engageant activement avec l’AES, se positionne comme un médiateur potentiel, mais sa crédibilité dépendra de sa capacité à naviguer entre des intérêts complexes. En maintenant son adhésion à la CEDEAO tout en forgeant des liens solides avec l’AES, le Sénégal est en train de se frayer une « troisième voie » pour l’intégration régionale. Cette approche pourrait servir de pont crucial pour réconcilier les blocs éloignés ou évoluer vers un tout nouveau modèle de coopération régionale, motivé par des impératifs idéologiques et sécuritaires partagés. Le succès à long terme de cette politique étrangère représente un pari géopolitique significatif pour la position du Sénégal sur la scène régionale et mondiale.