Le Bitume de la Discorde :
Enquête sur les travailleurs de l’autoroute Ila Touba
Une voiture file à vive allure sur le ruban d’asphalte parfait qui s’étire sur 113 kilomètres entre Thiès et Touba. À l’intérieur, la climatisation tourne à plein régime, protégeant les passagers de la chaleur écrasante du Baol. Pour eux, comme pour des milliers d’autres chaque jour, l’autoroute « Ila Touba » est une bénédiction, un gain de temps et de sécurité, le symbole éclatant d’un Sénégal qui émerge. Mais ce bitume lisse et silencieux cache une histoire plus rugueuse, une histoire de sueur, de poussière et de promesses brisées. C’est l’histoire des milliers de travailleurs sénégalais, les petites mains invisibles qui ont posé, pierre par pierre, les fondations de ce géant de béton. Pour beaucoup d’entre eux, le rêve d’émergence s’est arrêté au bord de la route, les laissant avec le sentiment amer d’avoir été les instruments jetables d’un projet qui les a dépassés. Cette enquête lève le voile sur l’autre côté de l’autoroute.
Sommaire
- 1. La Promesse de l’Émergence : Une Autoroute pour l’Avenir
- 2. Dans les Tranchées du Progrès : La Vie sur le Chantier
- 3. Le Contrat de la Colère : Salaires, Sécurité et Cotisations
- 4. Le Silence des Bâtisseurs : Opacité et Absence de Recours
- 5. L’Héritage Paradoxal : Fierté et Frustration
- Conclusion : Le Prix du Progrès
1. La Promesse de l’Émergence : Une Autoroute pour l’Avenir
Lancée en grande pompe, l’autoroute Thiès-Touba, baptisée « Ila Touba » (« Vers Touba »), n’est pas un projet d’infrastructure comme les autres. Elle est le pilier central du volet désenclavement du Plan Sénégal Émergent (PSE), la feuille de route du pays pour atteindre le statut de pays à revenu intermédiaire. Son objectif est double : relier plus efficacement la capitale économique, Dakar, à la capitale spirituelle du mouridisme, Touba, qui est aussi un pôle commercial majeur. Chaque année, le Grand Magal de Touba draine des millions de pèlerins ; fluidifier ce flux était une priorité nationale.
Le financement, à hauteur de plus de 416 milliards de FCFA, est assuré en grande partie par un prêt de l’Exim Bank of China, faisant de ce projet un emblème de la coopération sino-sénégalaise. La construction a été confiée au géant chinois China Road and Bridge Corporation (CRBC). Pour le public sénégalais, le message était clair : le Sénégal, avec l’aide de ses partenaires, se dotait des moyens de ses ambitions. Les discours officiels promettaient non seulement une infrastructure moderne, mais aussi des milliers d’emplois pour la jeunesse des localités traversées. L’espoir était immense. Des centaines de jeunes hommes, venus des villages de la région de Thiès, de Diourbel et de Louga, se sont pressés aux portes des chantiers, voyant dans cette terre rouge à retourner une opportunité inespérée de gagner leur vie et de participer à une œuvre historique.
L’autoroute devait être plus qu’une route. Elle devait être un vecteur de développement, un chemin vers la prospérité. C’est cette promesse qui a résonné dans le cœur de milliers de familles, les convainquant de confier leurs fils à la poussière et au bruit des machines. Une promesse qui, pour beaucoup, allait bientôt révéler un goût d’inachevé.
2. Dans les Tranchées du Progrès : La Vie sur le Chantier
Pour Abdoulaye Ndiaye, 34 ans, père de deux enfants, le début du chantier de l’autoroute était une réponse à ses prières. Chauffeur de camion occasionnel, il peinait à joindre les deux bouts. Être embauché comme manœuvre par CRBC, même pour un salaire modeste, représentait une forme de stabilité. « Au début, on était fiers, » confie-t-il, le regard perdu vers la route qu’il longe aujourd’hui à pied. « On se disait qu’on construisait l’avenir. Nos enfants allaient rouler sur une route bâtie par la sueur de leur père. »
Cette fierté initiale a rapidement été confrontée à la dure réalité du quotidien. La journée commençait à l’aube pour se terminer bien après le crépuscule. Le travail, sous un soleil de plomb et dans un nuage de poussière ocre constant, était éreintant. Le gigantisme du chantier, avec ses bulldozers, ses niveleuses et ses rouleaux compresseurs manœuvrant dans un ballet assourdissant, contrastait violemment avec la précarité des conditions humaines.
« On travaillait dix, parfois douze heures par jour. La pause de midi était courte, on mangeait notre ‘ceebu jën’ à l’ombre d’un camion. Il n’y avait pas de réfectoire, pas de toilettes décentes. On était juste des bras, des numéros sur une liste. » – Ousmane, ancien coffreur sur le chantier.
La barrière de la langue avec l’encadrement chinois ajoutait à la complexité. Les ordres étaient souvent transmis via des traducteurs ou des contremaîtres sénégalais, créant parfois des quiproquos, notamment sur les questions de sécurité. Mais le plus dur, pour beaucoup, n’était pas l’effort physique. C’était le sentiment de n’être qu’un pion interchangeable dans une machine immense et impersonnelle. La fierté de participer à un projet national s’érodait jour après jour, remplacée par la simple nécessité de tenir jusqu’au prochain salaire.
Les campements de base, où vivaient de nombreux travailleurs, étaient rudimentaires. L’eau et l’électricité n’étaient pas toujours garanties. Loin de leurs familles, ces hommes vivaient dans une promiscuité qui exacerbait les tensions et la fatigue. Ils étaient les soldats d’une armée du développement, mais ils avaient le sentiment d’être traités comme de la chair à canon, essentiels à la bataille mais sacrifiables une fois la victoire acquise.
3. Le Contrat de la Colère : Salaires, Sécurité et Cotisations
La colère qui a fini par gronder sur le chantier de l’autoroute Ila Touba n’est pas née d’un seul incident, mais de l’accumulation de frustrations et d’injustices ressenties par les travailleurs. Le point de rupture s’est cristallisé autour de trois axes principaux : la rémunération, la sécurité au travail et, surtout, le scandale des cotisations sociales non versées.
Des Salaires de Misère, des Contrats Précaires
La majorité des travailleurs locaux ont été embauchés avec des contrats à durée déterminée (CDD), souvent renouvelés de manière hebdomadaire ou mensuelle. Cette précarité permanente les maintenait dans une position de faiblesse, anéantissant toute possibilité de se projeter dans l’avenir ou de revendiquer de meilleures conditions par peur de ne pas être reconduits. Les salaires, bien que conformes au minimum légal pour certains, étaient jugés très faibles au vu de la pénibilité et des risques du travail. « On gagnait à peine de quoi nourrir notre famille, sans rien pouvoir mettre de côté, » explique Abdoulaye. « Et quand le contrat s’arrêait, c’était retour à la case départ, sans aucune indemnité. »
La Sécurité, un Luxe Inaccessible
Sur un chantier de cette ampleur, les risques d’accident sont omniprésents. Pourtant, selon de multiples témoignages, la distribution des équipements de protection individuelle (EPI) était insuffisante et aléatoire. « Les casques et les gants étaient de mauvaise qualité et s’usaient vite, » se souvient un ancien ouvrier. « Pour les chaussures de sécurité, il fallait avoir de la chance. Beaucoup travaillaient en sandales ou avec de vieilles baskets. On a vu des accidents, des pieds écrasés, des blessures… La peur était notre compagne de travail. » Cette négligence était perçue comme une preuve du peu de valeur accordée à leur vie et à leur intégrité physique.
Le Scandale des Cotisations Sociales : La Trahison Ultime
Le coup de grâce, la trahison qui a transformé la frustration en colère, fut la découverte, souvent tardive, que les cotisations sociales prélevées sur leurs maigres salaires n’étaient pas, ou seulement partiellement, reversées aux organismes compétents comme l’Institution de Prévoyance Retraite du Sénégal (IPRES) et la Caisse de Sécurité Sociale.
« Sur nos fiches de paie, il y avait bien une ligne ‘cotisations sociales’. On pensait être couverts. On pensait cotiser pour notre retraite, pour que nos familles aient accès aux soins. Un jour, un collègue a eu un grave accident hors du travail. C’est en allant à l’hôpital qu’on a découvert la vérité : il n’avait aucune couverture. L’entreprise n’avait rien versé. C’était comme si on nous avait volés. Pas seulement de l’argent, mais notre avenir. »
Cette révélation a eu l’effet d’une bombe. Pour ces hommes, se voir privés d’une protection sociale de base après des mois de labeur exténuant était inacceptable. C’était la négation même du contrat social, la preuve que leur contribution à l’édifice national ne leur donnait droit à aucune sécurité en retour. C’est ce scandale qui a poussé de nombreux travailleurs, une fois le chantier terminé, à tenter d’intenter des actions en justice, se heurtant souvent à un mur administratif et juridique complexe.
4. Le Silence des Bâtisseurs : Opacité et Absence de Recours
Face à ces griefs, pourquoi les voix des travailleurs ont-elles eu tant de mal à se faire entendre ? La réponse se trouve dans un système où l’opacité et le déséquilibre des forces jouent en faveur des employeurs. Sur le chantier, la structure de commandement verticale, la barrière linguistique et la précarité des contrats rendaient toute action collective extrêmement difficile. Tenter de monter un syndicat ou de mener une grève était synonyme de renvoi immédiat.
Cette opacité au niveau micro reflète une opacité bien plus large, celle qui entoure les grands contrats d’infrastructures financés par des partenaires étrangers. Les accords de prêt signés entre l’État sénégalais et l’Exim Bank of China, par exemple, ne sont pas publics. Les termes exacts, les clauses de garantie, et les engagements des différentes parties restent hors de portée du débat citoyen. Cette culture du secret au sommet crée un environnement où le contrôle et la redevabilité sont faibles à tous les niveaux.
Où étaient les services de l’Inspection du Travail du Sénégal ? Plusieurs travailleurs affirment ne jamais avoir vu de contrôles sur les chantiers. Sollicitées, les autorités de l’époque sont restées discrètes sur le sujet. Il existait une sorte de « zone grise » juridique, où l’urgence de livrer le projet semblait primer sur l’application stricte du droit du travail. Le statut de ces projets, considérés comme stratégiques, leur conférait une sorte d’immunité de fait face aux contrôles routiniers.
« On avait l’impression que personne ne pouvait toucher au chantier. C’était un projet du Président, un projet avec les Chinois. Qui étions-nous, pauvres ouvriers, pour nous plaindre ? On nous disait de nous taire et de remercier Dieu d’avoir un travail. » – Anonyme.
Ce sentiment d’impuissance était renforcé par la complexité de l’écosystème. L’État sénégalais était le client, le bailleur était chinois, le constructeur était chinois, mais certains aspects étaient sous-traités à des entreprises locales. Dans cet enchevêtrement, identifier le responsable final devenait un casse-tête. Cette dilution des responsabilités a permis à une situation socialement explosive de perdurer, loin des regards, à l’ombre des discours triomphants sur l’émergence.
5. L’Héritage Paradoxal : Fierté et Frustration
Aujourd’hui, l’autoroute Ila Touba est une réussite technique indéniable. Elle a réduit les temps de trajet de plusieurs heures, diminué le nombre d’accidents mortels sur l’ancien axe, et stimulé l’activité économique le long de son tracé. C’est un objet de fierté nationale, un témoignage tangible de la capacité du Sénégal à se moderniser.
Pour les hommes qui l’ont construite, le sentiment est profondément paradoxal. Il reste une fierté indéniable. « Quand je prends un ‘sept-places’ pour aller au Magal et qu’on roule sur cette autoroute, je ne peux pas m’empêcher de dire au voisin : ‘Ce pont-là, c’est moi qui ai aidé à le couler’, » sourit Abdoulaye. « C’est une trace qu’on laisse, quelque chose qui restera après nous. »
Mais cette fierté est immédiatement teintée d’amertume. Une amertume liée au sentiment d’avoir été floué. La plupart de ces travailleurs n’ont bénéficié d’aucune formation qualifiante, d’aucun plan de carrière. Une fois leur section de chantier terminée, leur contrat a pris fin, les renvoyant à leur précarité antérieure, mais avec un corps plus usé et des droits à la retraite inexistants. L’autoroute a émergé, mais eux sont restés sur le bas-côté.
L’héritage de cette expérience est une méfiance accrue envers les grands projets. Elle pose une question fondamentale pour l’avenir du développement au Sénégal : peut-on construire une nation émergente sur le dos d’une main-d’œuvre précarisée ? Le « modèle chinois », souvent loué pour sa rapidité et son efficacité, montre ici ses limites sociales. Il met en lumière la responsabilité cruciale de l’État-client, qui doit agir en garant non seulement de la qualité de l’ouvrage, mais aussi du respect des droits de ses propres citoyens.
La décision du nouveau gouvernement sénégalais, élu en mars 2024, d’auditer et de renégocier les contrats miniers, pétroliers et d’infrastructures, offre une lueur d’espoir. C’est la reconnaissance que les accords passés n’étaient pas toujours optimaux pour le pays. Pour les anciens de l’autoroute Ila Touba, cette nouvelle doctrine est peut-être le début d’une reconnaissance, l’espoir que les futurs « grands travaux » ne se feront plus au détriment de leurs bâtisseurs.
Conclusion : Le Prix du Progrès
L’autoroute Ila Touba est bien plus qu’une simple voie de communication. Elle est le miroir des contradictions du développement accéléré. Elle incarne à la fois la vision d’un avenir moderne et les sacrifices sociaux consentis pour y parvenir. L’enquête auprès de ses travailleurs démontre que le « piège de la dette » ne se mesure pas seulement en milliards de francs CFA ou en pourcentages du PIB. Il existe une autre forme de dette, une dette sociale, contractée auprès des milliers de citoyens qui ont donné leur force de travail sans recevoir en retour la protection et la dignité promises.
Le cas de l’autoroute Ila Touba n’est pas une accusation contre un partenaire en particulier, mais un puissant rappel de la primauté de la gouvernance. Il souligne que la souveraineté d’un pays se mesure aussi à sa capacité à imposer ses propres normes sociales et environnementales, à protéger ses travailleurs et à garantir que les fruits de la croissance soient plus équitablement partagés.
En définitive, la véritable émergence ne se lira pas uniquement dans la qualité du bitume ou la hauteur des ponts, mais dans la solidité du contrat social qui lie une nation à ses citoyens. Pour que le progrès ne laisse personne en chemin, il faudra s’assurer que chaque kilomètre de route construit rapproche le pays non seulement de ses capitales, mais aussi de ses idéaux de justice et d’équité.