La dette chinoise du Sénégal : L’arbre qui cache la forêt
Analyse détaillée de la structure de l’endettement sénégalais et de la place réelle de son partenaire chinois. Rédigé le 13 août 2025.
1. Introduction : Une perception déformée
2. L’Arbre : La dette chinoise, visible mais minoritaire
2.1. Des projets emblématiques et une diplomatie active
La visibilité de la dette chinoise n’est pas un hasard. Elle est le fruit d’une stratégie diplomatique efficace, la « diplomatie des stades » ou « diplomatie des infrastructures ». Au Sénégal, cette stratégie s’est matérialisée par des réalisations concrètes et à forte valeur symbolique :
- L’autoroute « Ila-Touba », un axe vital pour le pays.
- Le Parc industriel de Diamniadio.
- Le Musée des civilisations noires.
- Le stade Abdoulaye-Wade, inauguré en grande pompe.
- Des projets dans le secteur de l’énergie et des télécommunications.
Ces projets, livrés rapidement, ont un impact direct et tangible sur le quotidien des populations, contrastant parfois avec la temporalité plus longue des projets financés par les bailleurs traditionnels. Cette efficacité confère à la Chine une place prépondérante dans l’imaginaire collectif de l’endettement.
2.2. Quel est le poids réel de la Chine dans la dette sénégalaise ?
Malgré cette forte visibilité, les chiffres officiels de la Direction générale de la Comptabilité publique et du Trésor du Sénégal viennent nuancer drastiquement cette perception. Selon les rapports les plus récents de la fin 2024 et début 2025, la dette due à la Chine représente une part modeste de l’encours total de la dette publique du Sénégal.
Sur l’ensemble de la dette publique extérieure du Sénégal, la part détenue par la Chine oscille généralement entre 6% et 9%. En se référant à la dette bilatérale uniquement (d’État à État), la Chine est un acteur majeur, mais la dette bilatérale elle-même ne constitue qu’une fraction de l’endettement global du pays.
La dette chinoise est donc un arbre important, certes, mais un arbre seulement dans une forêt bien plus vaste.
3. La Forêt : La véritable structure de la dette sénégalaise
3.1. La prédominance des créanciers multilatéraux
Historiquement et encore aujourd’hui, la part la plus importante de la dette extérieure du Sénégal est détenue par des créanciers multilatéraux. Ces institutions incluent :
- La Banque mondiale (notamment l’Association internationale de développement, IDA)
- Le Fonds monétaire international (FMI)
- La Banque africaine de développement (BAD)
Ces institutions détiennent à elles seules plus de 40% de l’encours de la dette extérieure sénégalaise. Leurs prêts sont généralement « concessionnels », c’est-à-dire qu’ils comportent des maturités très longues (25 à 40 ans), des périodes de grâce étendues et des taux d’intérêt très faibles, souvent inférieurs à 2%.
3.2. Le poids croissant et risqué des marchés financiers (Eurobonds)
La composante la plus dynamique et la plus risquée de la dette sénégalaise est celle contractée sur les marchés financiers internationaux via l’émission d’Eurobonds. Depuis une décennie, le Sénégal a régulièrement recours à ce mécanisme pour financer son développement. Cette part de la dette, détenue par un ensemble diffus d’investisseurs privés (fonds de pension, banques d’investissement, etc.), représente désormais entre 25% et 30% de la dette extérieure.
Si les Eurobonds permettent de lever des montants importants rapidement, ils présentent des risques majeurs :
- Des taux d’intérêt élevés : Les taux sont dictés par le marché et la perception du risque-pays. Les dernières émissions sénégalaises ont flirté avec des taux de 6% à plus de 7.5%, bien supérieurs aux prêts chinois ou multilatéraux.
- Une exposition au risque de change : Libellés en dollars ou en euros, ces emprunts voient leur poids s’alourdir en francs CFA en cas de dépréciation de la monnaie locale (ou d’appréciation du dollar/euro).
- Des maturités plus courtes : Généralement autour de 10 à 15 ans, elles imposent une pression plus rapide sur le remboursement.
3.3. Comparaison des conditions : Coûts et risques
Type de Créancier | Part de la Dette Ext. (approx.) | Taux d’intérêt (indicatif) | Risques Principaux |
---|---|---|---|
Marchés Financiers (Eurobonds) | ~ 30% | Élevés (6% – 8%) | Taux de change, taux d’intérêt, refinancement |
Créanciers Multilatéraux (BM, FMI…) | ~ 42% | Très bas (0.75% – 2%) | Conditionnalités politiques et de réformes structurelles |
Créanciers Bilatéraux (dont la Chine) | ~ 18% | Bas à modérés (2% – 4%) | Manque de transparence, clauses de nantissement des actifs |
Dont part de la Chine seule | ~ 7% | (inclus dans bilatéral) | (idem) |
Ce tableau montre clairement que le coût direct du service de la dette est bien plus élevé pour la part détenue par les créanciers privés que pour celle détenue par la Chine.
4. Analyse : Pourquoi l’arbre chinois cache-t-il la forêt ?
- La géopolitique : La montée en puissance de la Chine en Afrique est un enjeu géopolitique mondial. Les créanciers traditionnels et les puissances occidentales mettent souvent en exergue le « piège de la dette chinoise » pour critiquer un rival stratégique, un narratif largement relayé par les médias internationaux.
- Le manque de transparence : Les conditions exactes des prêts chinois sont souvent opaques et non divulguées publiquement, alimentant la suspicion et l’inquiétude, contrairement aux prêts des institutions de Bretton Woods ou aux prospectus des Eurobonds qui sont publics.
- La nature des créanciers : Il est plus facile de personnifier la dette en pointant du doigt un État (la Chine) qu’un ensemble diffus et anonyme d’investisseurs privés internationaux ou des institutions techniques comme la Banque mondiale.
- La visibilité des projets : Comme mentionné, un stade ou une autoroute est un symbole politique et médiatique bien plus puissant qu’une ligne de soutien à la balance des paiements ou une réforme du secteur de l’énergie financée par le FMI ou la Banque mondiale.
Cette focalisation détourne l’attention du véritable débat : la soutenabilité globale d’un endettement de plus en plus coûteux et soumis aux aléas des marchés financiers internationaux.
5. Conclusion : Vers une gestion éclairée de l’ensemble de la dette
Le véritable enjeu pour le Sénégal aujourd’hui n’est pas tant de se libérer d’un « piège chinois » fantasmé que de naviguer avec prudence dans les eaux tumultueuses des marchés financiers internationaux. La soutenabilité de la dette du pays dépendra de sa capacité à maîtriser son recours aux Eurobonds, à allouer efficacement les fonds levés vers des projets à forte rentabilité économique et sociale, et à maintenir un dialogue transparent et équilibré avec l’ensemble de ses créanciers, qu’ils soient de Washington, de Paris, de Londres ou de Pékin.