La Stratégie d’Équilibre du Sénégal : Une Analyse des Motivations Derrière son Refus de Choisir entre l’AES et l’Occident (France)

Introduction

La région du Sahel traverse une période de profondes mutations géopolitiques, caractérisée par des transitions militaires, l’émergence de nouvelles alliances régionales telles que l’Alliance des États du Sahel (AES), et une contestation croissante de l’influence occidentale traditionnelle, notamment française. Ce contexte dynamique crée un environnement complexe pour les nations ouest-africaines. Le Sénégal, historiquement perçu comme un pilier de stabilité démocratique et un partenaire privilégié des puissances occidentales, navigue désormais ce paysage en évolution sous la direction d’un nouveau gouvernement, mené par le Président Bassirou Diomaye Faye et le Premier Ministre Ousmane Sonko. Leur plateforme politique, le PASTEF, est ancrée dans des principes de souveraineté et de panafricanisme.

 



Malgré le sentiment anti-français et anti-occidental marqué dans certains pays voisins et exprimé par l’AES, le Sénégal n’a pas opté pour un alignement exclusif. Au lieu de cela, il semble poursuivre un délicat exercice d’équilibre. Ce rapport vise à analyser les raisons multiples qui sous-tendent cette posture stratégique de non-alignement. La nouvelle diplomatie sénégalaise est officiellement qualifiée de « diplomatie de rupture », axée sur les priorités africaines et résolument tournée vers un monde multipolaire. Cette orientation met l’accent sur la souveraineté nationale, le renforcement de l’intégration régionale et la diversification des partenariats internationaux.

Il est essentiel de clarifier la distinction entre l’Alliance des États du Sahel (AES), une confédération politique et militaire formée par le Mali, le Burkina Faso et le Niger suite à leur retrait de la CEDEAO, et l’Alliance Sahel, qui est une plateforme de coordination de l’aide au développement impliquant plusieurs pays sahéliens (dont certains membres de l’AES) et des partenaires internationaux. La question posée concerne spécifiquement le bloc politique et militaire.

La qualification de « diplomatie de rupture » pourrait suggérer un changement radical de politique étrangère. Cependant, la posture du Sénégal, qui refuse de choisir un camp exclusif, indique que cette « rupture » n’est pas une rupture complète des liens avec l’Occident, mais plutôt une redéfinition des termes de l’engagement. Si l’objectif était une rupture totale, le Sénégal rejoindrait probablement l’AES ou dénoncerait explicitement ses partenaires occidentaux. Ses actions, telles que la diversification des partenariats (y compris avec des acteurs occidentaux), le maintien des liens économiques et le refus d’adhérer à l’AES tout en cherchant le dialogue, révèlent une recalibration stratégique. Cette « rupture » vise davantage à accroître la souveraineté et l’autonomie du Sénégal dans un monde multipolaire, plutôt qu’à s’isoler ou à substituer une dépendance à une autre. Cette interprétation est fondamentale pour appréhender la position nuancée du Sénégal.

Table 1 : Distinction entre l’Alliance des États du Sahel (AES) et l’Alliance Sahel

Caractéristique Alliance des États du Sahel (AES) Alliance Sahel
Membres Mali, Burkina Faso, Niger Burkina Faso, Mali, Mauritanie, Niger, Tchad et partenaires internationaux (ex: Union Européenne, France, etc.)
Nature Confédération politique et militaire Plateforme de coordination de l’aide au développement
Objectifs Principaux Autonomie, sécurité, souveraineté, position anti-coloniale, indépendance monétaire Répondre aux défis économiques, sociaux, environnementaux, de santé ; financer plus de 1000 projets
Contexte Retrait de la CEDEAO, affirmation de l’autonomie régionale Concentration sur l’agriculture, la décentralisation, l’éducation, l’énergie, la gouvernance
  1. La Nouvelle Doctrine Diplomatique Sénégalaise : Souveraineté, Panafricanisme et Diversification

La politique étrangère du Sénégal sous la présidence de Bassirou Diomaye Faye est marquée par une réorientation stratégique profonde, visant à redéfinir la place du pays sur la scène régionale et internationale. Cette nouvelle doctrine repose sur des piliers fondamentaux : l’affirmation de la souveraineté nationale, le renforcement de l’intégration africaine et une diversification active des partenariats.

  1. L’affirmation de la souveraineté nationale et le départ des troupes étrangères

Le nouveau gouvernement sénégalais affirme sans équivoque la souveraineté du pays. La Ministre de l’Intégration Africaine et des Affaires Étrangères, Mme Yassine Fall, a déclaré de manière explicite que « le Sénégal est un pays souverain… Il est temps que le Sénégal décide qu’il n’a plus besoin de troupes étrangères », signalant un processus en cours pour la libération des emprises militaires. Cette démarche s’inscrit dans une aspiration plus large de la jeunesse africaine à l’autonomie stratégique et à la remise en question de la présence de bases militaires étrangères.

Cette volonté d’autonomie militaire est une réponse directe à la présence et à l’influence de longue date des anciennes puissances coloniales, en particulier la France. Les opérations militaires françaises, telles que Barkhane ou l’implication dans la Minusma, ont souvent été perçues comme des impositions extérieures et ont été jugées inefficaces à long terme par certains. La nouvelle orientation vise à rompre avec cette tutelle, permettant au Sénégal d’assurer sa propre sécurité par ses propres moyens et son engagement collectif.

  1. Le renforcement de l’intégration africaine et la vision panafricaniste

Un principe fondamental de la nouvelle diplomatie sénégalaise est la priorité accordée aux pays africains voisins et au renforcement de l’intégration régionale. La première visite du Président Faye en Mauritanie est un geste symbolique qui marque une rupture avec les pratiques antérieures. Des commissions mixtes ont été initiées avec des pays comme la Gambie et la Guinée-Bissau afin de dynamiser la coopération économique. Le changement de nom du ministère pour inclure « Intégration Africaine » souligne cet engagement fort.

La vision du parti au pouvoir, le PASTEF, est profondément enracinée dans le patriotisme et le panafricanisme, cherchant une « rupture systémique » et l’affirmation de l’autonomie stratégique de l’Afrique. Cela se traduit par la volonté de renforcer les missions diplomatiques sénégalaises dans les pays africains et de promouvoir des projets d’intérêt commun, notamment dans les infrastructures et les stratégies économiques, pour une politique économique plus africaine.

  1. La diversification des partenariats internationaux au-delà des acteurs traditionnels

La politique étrangère du Sénégal vise à dépasser les circuits diplomatiques classiques en diversifiant activement ses partenariats internationaux. Les visites de la Ministre Yassine Fall en Russie, au Japon, en Chine et aux États-Unis illustrent cette stratégie.

Un partenariat renforcé avec la Russie est particulièrement notable, avec des discussions portant sur l’éducation, l’énergie, le commerce et la coopération technique, incluant des importations directes de blé, d’hydrocarbures et d’engrais. Une visite présidentielle en Russie est même envisagée. Le Sénégal a également manifesté son intérêt pour les BRICS, les considérant comme une « alternative pour les pays du Sud ». Cette diversification ne vise pas à remplacer un partenaire exclusif par un autre, mais à tisser un réseau multipolaire d’alliances.

La « rupture » promue par le Sénégal est en réalité une refonte des dynamiques de pouvoir, plutôt qu’un isolement. Les faits montrent que le Sénégal ne cherche pas à se couper du monde, mais à s’engager avec une multitude d’acteurs mondiaux, y compris ses partenaires occidentaux traditionnels. Cette approche vise à renégocier les termes de ses engagements pour qu’ils soient plus équitables et plus favorables aux intérêts nationaux sénégalais. C’est une démarche stratégique pour réduire les dépendances historiques et affirmer une plus grande autonomie sur la scène internationale, s’inscrivant dans la vision d’un monde multipolaire.

Il existe une dynamique complexe entre l’idéologie panafricaniste et la gestion pragmatique des affaires de l’État. Bien que le PASTEF, le parti au pouvoir, défende avec force le patriotisme et le panafricanisme, ainsi qu’une « rupture systémique » , les actions de la Ministre Fall, qui incluent des visites aux États-Unis et au Japon, et la prudence rapportée du Premier Ministre Sonko concernant l’alignement avec une « autre puissance coloniale » comme la Russie , révèlent une interprétation sophistiquée et pragmatique de leur idéologie fondamentale. Le gouvernement doit concilier les aspirations idéologiques fortes de sa base électorale, en particulier la jeunesse qui critique le néocolonialisme , avec les réalités pratiques de la gouvernance d’un État ayant des engagements internationaux existants et des dépendances économiques. Une approche purement idéologique pourrait entraîner une instabilité économique ou un isolement diplomatique. Par conséquent, la « rupture » est gérée avec une prudence stratégique , ce qui permet une diversification sans un désengagement immédiat et drastique des partenaires établis. Cela met en lumière la complexité de la mise en œuvre d’une politique étrangère transformatrice.

Table 3 : Principes Directeurs de la Nouvelle Politique Étrangère Sénégalaise

Principe Directeur Description et Implications Références Clés
Souveraineté Affirmation de la souveraineté nationale, notamment sur la présence militaire étrangère. Volonté de décision autonome.  
Redéploiement Africain & Intégration Régionale Priorisation des pays africains voisins, renforcement de la coopération régionale et de l’intégration. Changement de nom du ministère.  
Diversification des Partenariats Élargissement des alliances au-delà des acteurs traditionnels (France, Europe) vers des puissances émergentes (Russie, Chine, Japon, BRICS).  
Multilatéralisme Assertif Affirmation de la présence sénégalaise sur la scène multilatérale, plaidoyer pour la réforme du Conseil de Sécurité de l’ONU, condamnations internationales.  
Justice Sociale & Prospérité Principes fondamentaux guidant les nouvelles orientations, reflétant les engagements envers la population sénégalaise.  
Professionnalisation du Corps Diplomatique Volonté de renforcer les compétences diplomatiques et les représentations consulaires, en lien avec l’augmentation des flux migratoires et l’engagement avec la diaspora.  
Souveraineté Culturelle Importance de construire ses propres récits, de valoriser le patrimoine et les traditions comme socle du développement durable et de l’identité nationale.  
  1. Les Liens Profonds et les Intérêts Stratégiques avec l’Occident (France)

Malgré la rhétorique de « rupture » et la volonté de diversification, le Sénégal entretient des liens historiques, économiques, culturels et diplomatiques profonds avec l’Occident, et particulièrement avec la France. Ces relations constituent des intérêts stratégiques majeurs qui expliquent pourquoi un choix exclusif serait difficile et potentiellement préjudiciable.

  1. L’héritage historique et les relations bilatérales avec la France

Le Sénégal et la France partagent une relation historique dense, Dakar ayant été la capitale de l’Afrique Occidentale Française jusqu’en 1960. Cet héritage a forgé des liens culturels et humains significatifs, avec d’importantes communautés françaises et sénégalaises résidant dans les deux pays.

En dépit des discours sur la « diplomatie de rupture » du nouveau gouvernement, les visites bilatérales de haut niveau se poursuivent. Le Président Faye et la Ministre Fall se sont rendus en France, et des ministres français ont visité le Sénégal, souvent à l’occasion d’événements commémoratifs ou internationaux importants. Ces échanges continus témoignent d’une reconnaissance mutuelle de l’importance de maintenir des canaux de communication et de coopération.

  1. Les avantages économiques et commerciaux de la relation avec l’Occident (France en particulier)

La France demeure un partenaire économique prépondérant pour le Sénégal. Environ 270 entreprises françaises opèrent au Sénégal, employant plus de 31 000 personnes et contribuant de manière significative aux recettes fiscales du gouvernement. En 2023, la France était le principal fournisseur de biens du Sénégal et le premier investisseur.

Le Sénégal bénéficie d’une économie libérale et d’un environnement des affaires jugé propice à l’investissement, ce qui attire les investissements directs étrangers. La parité fixe du franc CFA avec l’euro (1€ = 655 CFA) garantit une stabilité du taux de change, un facteur crucial pour les relations commerciales avec les partenaires de l’Union Européenne.

Le pays se positionne comme une passerelle importante vers les principaux marchés d’exportation en Europe, en Asie et dans les Amériques. Il jouit d’accords d’accès préférentiels avec l’UE (accords UE/ACP), les États-Unis (AGOA) et le Canada. Le port de Dakar, avec ses services logistiques de qualité et ses liaisons directes avec les grands axes commerciaux, est un atout majeur pour le commerce régional et international.

La découverte récente d’hydrocarbures (pétrole et gaz) devrait stimuler considérablement la croissance économique. Bien que le Sénégal vise à maximiser le contenu local et à établir des fonds intergénérationnels pour gérer ces revenus, ces projets impliquent souvent des entreprises et des financements occidentaux, soulignant la nécessité de maintenir un engagement continu.

  1. La coopération culturelle, éducative et diplomatique

La France maintient un réseau culturel et éducatif robuste au Sénégal, comprenant l’Institut français, des Alliances françaises et 18 établissements scolaires à programmes français. Ce réseau favorise des liens culturels forts et offre des opportunités éducatives. Un nombre significatif d’étudiants sénégalais (plus de 16 000 en 2023-2024) poursuivent leurs études supérieures en France, souvent avec le soutien de bourses et via Campus France. Cela représente un lien crucial en termes de capital humain.

Le Sénégal accueille également des volontaires français et organise annuellement le Forum de Dakar sur la Paix et la Sécurité en Afrique, avec le soutien de la France et d’autres partenaires, ce qui illustre une coopération diplomatique et sécuritaire continue.

La nouvelle rhétorique gouvernementale appelle à une « rupture » , mais les données révèlent des liens économiques, culturels et humains étendus, mutuellement bénéfiques et profondément enracinés avec la France. Une rupture complète entraînerait des perturbations économiques et sociales majeures. Cela met en évidence les contraintes pratiques qui pèsent sur la politique étrangère du Sénégal. Bien que le désir d’une plus grande souveraineté soit fort, le coût d’un désengagement abrupt et total d’un partenaire économique vital et de longue date comme la France serait prohibitif. Le refus de choisir est donc une reconnaissance de cette interdépendance, cherchant à redéfinir la relation sur des bases plus équitables plutôt que de l’abandonner entièrement. Il s’agit d’une approche pragmatique de la décolonisation, reconnaissant que les liens historiques ne peuvent être effacés instantanément sans conséquences négatives significatives.

Le franc CFA est un exemple frappant de cette complexité. Il assure une stabilité pour les échanges commerciaux avec l’Union Européenne , mais il est également critiqué par les voisins sahéliens pour ses « liens coloniaux ». L’AES, par exemple, vise explicitement l’indépendance monétaire. Le maintien du franc CFA par le Sénégal, malgré la rhétorique panafricaniste, est le fruit d’un calcul pragmatique. Si l’idéal de souveraineté monétaire est partagé, la stabilité économique que procure l’arrimage du franc CFA à l’euro est un avantage tangible pour un pays qui cherche à attirer les investissements et à gérer ses nouvelles recettes d’hydrocarbures. Une sortie précipitée sans un plan solide pourrait entraîner le chaos économique, l’inflation et une perte de confiance des investisseurs. Par conséquent, la position du Sénégal est de maintenir le cadre monétaire actuel tout en explorant des options pour une plus grande autonomie économique, plutôt que d’opter pour une rupture imprudente. Cela illustre les compromis complexes entre les aspirations idéologiques et la stabilité économique.

Table 2 : Relations Économiques et Diplomatiques Clés : Sénégal – France

Domaine Détails des Relations Références Clés
Liens Humains 20 747 inscrits français au Sénégal (2023) ; 200 000-300 000 Sénégalais en France (estimation)  
Impact Économique 270 entreprises françaises employant >31 000 personnes ; contribution significative aux recettes fiscales ; France 1er fournisseur et investisseur (2023)  
Commerce & Investissement Parité fixe Euro/CFA (1€ = 655 CFA) ; accès préférentiel aux marchés UE/ACP, AGOA (USA), Canada ; Port de Dakar pivot logistique  
Éducation & Culture Institut français, 2 Alliances françaises, 18 écoles françaises ; 16 955 étudiants sénégalais en France (2023-2024) ; 60 bourses/an  
Engagement Diplomatique Visites bilatérales de haut niveau continues (Président, Ministres) ; Forum de Dakar sur la paix et la sécurité (avec appui français)  

III. L’Alliance des États du Sahel (AES) : Une Réponse aux Aspirations de Rupture Régionale

L’Alliance des États du Sahel (AES) représente une nouvelle force géopolitique en Afrique de l’Ouest, née d’une volonté de rupture avec les modèles de coopération traditionnels et d’une quête d’autonomie renforcée. La position du Sénégal vis-à-vis de cette alliance est complexe, oscillant entre des aspirations partagées de souveraineté et une approche pragmatique qui évite l’alignement exclusif.

  1. Genèse et objectifs de l’AES : quête d’autonomie sécuritaire et économique

L’AES, composée du Mali, du Burkina Faso et du Niger, a émergé dans un contexte d’insécurité croissante et d’une perception d’inefficacité des interventions internationales. Elle se présente comme une alliance régionale robuste, autonome et coordonnée, capable de relever les défis régionaux de manière indépendante.

Ses objectifs s’étendent aux domaines militaire, judiciaire et du développement, visant à renforcer la visibilité des efforts en matière de droits de l’homme et de droit international humanitaire. Un objectif central est d’assurer leur propre sécurité sans dépendre des anciennes puissances coloniales. L’AES aspire à une confédération dotée de compétences étendues, y compris une réponse judiciaire pénale harmonisée, en complément de l’action militaire, et un pilier de développement nécessitant des infrastructures et des investissements.

  1. La critique de l’influence coloniale et la recherche de nouveaux partenaires

L’AES cherche explicitement à « rompre avec la tutelle des anciennes puissances », en particulier la France, dont la présence militaire (par exemple, Barkhane, Minusma) était perçue comme une imposition extérieure et inefficace.

L’alliance vise à construire une autonomie stratégique en diversifiant ses partenariats avec de nouveaux acteurs tels que la Russie, la Turquie et la Chine. Cette démarche a pour but d’acquérir des équipements militaires, des formations et un soutien technique sans dépendre exclusivement des puissances occidentales. Cette diversification est conçue pour rééquilibrer les rapports de force internationaux et réduire l’influence des anciennes puissances coloniales dans la région.

Le discours de l’AES est fortement anti-impérialiste, insistant sur le refus de l’exploitation de leurs ressources et la transition vers un développement économique, social et technologique autonome. Il y a également une forte impulsion pour l’indépendance monétaire et l’affirmation culturelle, y compris l’abandon de la langue française imposée. L’AES se perçoit comme une « réussite qui fait peur à l’Occident » en raison de sa volonté de contrôler ses propres richesses et de sa jeunesse consciente des enjeux.

  1. La position pragmatique du Sénégal vis-à-vis de l’AES et de la CEDEAO

Malgré la position fortement anti-occidentale de l’AES et son retrait de la CEDEAO, le Sénégal a adopté une posture diplomatique pragmatique, axée sur le rééquilibrage et la coopération bilatérale.

Le Sénégal, en tant que membre fondateur de la CEDEAO, cherche à rester actif au sein de cette organisation régionale tout en favorisant la coopération avec l’AES. Le gouvernement du Président Faye a engagé une coopération sécuritaire bilatérale de haut niveau avec le Mali (membre de l’AES) et des visites diplomatiques au Burkina Faso, soulignant le maintien des liens économiques, sociaux et culturels entre les peuples de la région.

Le Premier Ministre Ousmane Sonko a ouvertement critiqué les sanctions de la CEDEAO contre le Mali et le Niger, affirmant que le Sénégal n’aurait jamais dû accepter ces embargos si son parti avait été au pouvoir. Cette position met en lumière le rôle de médiateur que le Sénégal aspire à jouer et sa volonté de jeter des ponts entre les deux blocs.

Il est important de noter que, tout en partageant certaines aspirations panafricanistes et souverainistes, le Président Faye a explicitement déclaré que le Sénégal n’adhérera pas à l’AES, mais espère que les pays de l’AES envisageront de réintégrer la CEDEAO. Cela positionne le Sénégal comme un intermédiaire potentiel plutôt qu’un membre aligné.

L’émergence de l’AES, avec sa rupture radicale avec les puissances coloniales et sa quête d’une souveraineté totale, y compris l’indépendance militaire et monétaire, a établi un niveau élevé pour les dirigeants régionaux. Bien que le Sénégal ne rejoigne pas l’AES, la « diplomatie de rupture » de son nouveau gouvernement, son insistance sur la souveraineté, le panafricanisme et le départ des troupes étrangères , suggèrent une convergence d’aspirations. La montée des sentiments anti-impérialistes dans la région crée une obligation politique pour le gouvernement sénégalais de démontrer son engagement envers la souveraineté, même si ses méthodes sont plus progressives et pragmatiques que celles de l’AES. L’AES agit comme un point de référence régional et une source de pression populaire, influençant la direction politique du Sénégal sans le contraindre à un alignement direct.

Au-delà des principes diplomatiques, des impératifs économiques guident le pragmatisme du Sénégal envers l’AES. Les documents indiquent que l’AES constitue l’« arrière-pays du port de Dakar » et que le Sénégal a été « impacté par les sanctions de la CEDEAO ». Le Premier Ministre Sonko a également critiqué l’embargo contre le Mali. Le Sénégal a des raisons économiques concrètes de maintenir des liens solides avec les États membres de l’AES, en particulier le Mali, qui dépend fortement du port de Dakar pour son commerce. Les sanctions contre le Mali ont directement nui aux intérêts économiques du Sénégal. Par conséquent, l’approche pragmatique du Sénégal, qui inclut la coopération sécuritaire bilatérale et la critique des sanctions de la CEDEAO, ne relève pas seulement de la solidarité régionale, mais aussi de la protection de ses propres artères économiques vitales et du maintien de sa position de pôle économique régional. Cet intérêt économique sous-tend son refus d’aliéner le bloc de l’AES.

Table 4 : Objectifs et Caractéristiques de l’Alliance des États du Sahel (AES)

Caractéristique Description Références Clés
Membres Mali, Burkina Faso, Niger  
Objectifs Fondamentaux Autonomie, autosuffisance, sécurité sans intervention extérieure, coordination autonome des défis régionaux.  
Position vis-à-vis des Anciennes Puissances Coloniales Rejet de la tutelle, perception de l’inefficacité des interventions militaires occidentales (notamment françaises).  
Diversification des Partenariats Ouverture à de nouveaux partenaires stratégiques (Russie, Turquie, Chine) pour renforcer les capacités militaires et techniques.  
Souveraineté Économique et Monétaire Refus de l’exploitation des ressources, aspiration à l’indépendance monétaire, développement économique et social autonome.  
Affirmation Culturelle Valorisation des langues locales et des récits propres, rupture avec l’héritage linguistique colonial.  
Relation avec la CEDEAO Retrait de l’organisation régionale, mais discussions en cours pour encadrer les relations futures.  
  1. Les Raisons Profondes du Non-Alignement Stratégique du Sénégal

Le refus du Sénégal de s’aligner exclusivement sur l’AES ou l’Occident (France) n’est pas le fruit d’une indécision, mais d’une stratégie délibérée et complexe. Cette posture est dictée par une convergence d’impératifs économiques, de considérations de stabilité interne, d’une position géopolitique unique et d’une vision multidimensionnelle de la souveraineté.

  1. Impératifs économiques et de développement : maximiser les opportunités

La stratégie économique du Sénégal vise à maximiser les opportunités offertes par tous ses partenaires. Son économie libérale et les efforts pour améliorer le climat des affaires sont conçus pour attirer une diversité d’investissements étrangers. La stabilité que confère l’arrimage du franc CFA à l’euro est un facteur important pour le commerce et l’investissement, malgré le débat idéologique qui l’entoure. Un abandon soudain, tel que prôné par certains partisans de l’AES, risquerait d’entraîner une instabilité économique et une inflation, sans alternative clairement définie.

Le secteur émergent des hydrocarbures (pétrole et gaz) représente une source majeure de revenus potentiels. La sécurisation de ces revenus et l’assurance de leur impact bénéfique, via le contenu local et les fonds intergénérationnels, exigent un environnement international stable et prévisible, ce qu’une politique étrangère équilibrée est mieux à même d’offrir. Le maintien de l’accès aux marchés préférentiels en Europe et en Amérique , tout en diversifiant les échanges avec de nouveaux partenaires comme la Russie et la Chine , est crucial pour la croissance économique du Sénégal et la réduction de sa dette.

  1. Stabilité politique interne et cohésion sociale : éviter les fractures

Le Sénégal jouit d’une réputation de longue date en matière de stabilité politique et de transitions démocratiques depuis son indépendance en 1960, une réalisation rare dans la région. Cette stabilité interne est un atout clé que sa politique étrangère cherche à préserver.

Le nouveau gouvernement, tout en prônant la « rupture », comprend la nécessité d’une prudence stratégique. Une hostilité frontale envers des partenaires traditionnels majeurs comme la France pourrait déstabiliser les équilibres politiques et économiques internes, compte tenu des liens historiques, économiques et humains profonds. Le gouvernement doit également gérer les attentes d’une jeunesse et d’une opinion publique très politisées, souvent critiques des influences néocoloniales. Une approche équilibrée permet de poursuivre la souveraineté sans aliéner des segments importants de la population ou perturber des flux économiques vitaux.

  1. Position géopolitique unique du Sénégal et son rôle de médiateur régional

Le Sénégal occupe une position géostratégique de premier plan en Afrique de l’Ouest, ayant historiquement servi de plaque tournante pour les échanges entre l’Europe, l’Afrique et l’Amérique. Son influence s’étend à l’échelle régionale et internationale.

En tant que membre fondateur de la CEDEAO, le Sénégal vise à rester actif et à influencer les dynamiques régionales, notamment en cherchant à combler le fossé avec les États de l’AES qui se sont retirés. Son pragmatisme dans l’engagement bilatéral avec le Mali et le Burkina Faso, et même sa critique des sanctions de la CEDEAO, soulignent cette ambition de médiation. La dépendance économique des pays sahéliens enclavés, comme le Mali, vis-à-vis du port de Dakar confère au Sénégal un levier et une forte incitation à maintenir des relations fonctionnelles avec l’AES, indépendamment de leur alignement institutionnel.

  1. La quête d’une souveraineté réelle et multidimensionnelle sans isolement

L’agenda central du nouveau gouvernement est la recherche d’une souveraineté nationale globale, englobant non seulement les aspects politiques et militaires, mais aussi les dimensions économiques, culturelles et sociales. Cette vision de la souveraineté n’est pas celle de l’isolement ou du repli sur soi, mais plutôt celle de « l’enracinement et l’ouverture ». Elle vise à permettre au Sénégal de contrôler son propre récit et son destin tout en restant engagé sur la scène mondiale.

Un choix exclusif entre l’AES et l’Occident contredirait cette souveraineté multidimensionnelle. S’aligner uniquement sur l’AES pourrait entraîner de nouvelles dépendances (par exemple, vis-à-vis de la Russie/Chine, comme l’a souligné Sonko ) ou un isolement économique des marchés établis. Inversement, rester exclusivement aligné sur l’Occident saperait la demande populaire d’une plus grande autonomie et les aspirations panafricanistes. Le refus de choisir est donc une stratégie active pour maximiser l’autonomie et l’influence dans un monde multipolaire.

La modération affichée par Ousmane Sonko est décrite comme une « prudence stratégique » visant à éviter une hostilité frontale qui serait « suicidaire ». Cela indique une décision consciente de gérer les risques associés aux changements radicaux de politique étrangère. La posture équilibrée du Sénégal n’est pas une simple indécision, mais une stratégie délibérée pour atténuer les risques économiques et politiques significatifs. En ne faisant pas de choix exclusif, le Sénégal cherche à éviter d’aliéner des partenaires économiques cruciaux (France/Occident), de perturber des routes commerciales vitales (avec les pays de l’AES), ou de compromettre sa stabilité interne (qui pourrait être affectée par des chocs économiques ou des conflits régionaux). Cette prudence permet au gouvernement de poursuivre ses objectifs de souveraineté à long terme de manière progressive, en renforçant ses fondations internes avant d’entreprendre des changements plus radicaux, minimisant ainsi les conséquences négatives potentielles.

L’ascension du PASTEF reflète une forte aspiration populaire au changement, au patriotisme et au panafricanisme. Cependant, les actions du gouvernement montrent une modération de ce zèle idéologique par des considérations pragmatiques (par exemple, le maintien du franc CFA, le non-ralliement à l’AES, l’engagement continu avec la France). La politique étrangère du Sénégal est le reflet direct de la tension entre un mandat politique intérieur fort pour une plus grande souveraineté et les réalités géopolitiques et économiques complexes qui limitent un changement radical immédiat. Le gouvernement doit satisfaire les aspirations de sa base tout en assurant la viabilité économique du pays et la stabilité régionale. Cela conduit à une politique rhétoriquement audacieuse mais pragmatiquement prudente, cherchant à transformer les relations plutôt qu’à les rompre entièrement. Le « refus de choisir » est donc une gestion active de cette dynamique interne-externe.

  1. Enjeux et Perspectives : Les Défis d’une Diplomatie Multidimensionnelle

La stratégie de non-alignement du Sénégal, bien que complexe, présente à la fois des défis et des opportunités significatifs pour son développement et son influence.

  1. Risques potentiels d’un choix exclusif (économiques, sécuritaires, diplomatiques)

Un alignement exclusif sur l’AES comporterait des risques économiques majeurs. Une rupture avec le franc CFA, sans une alternative bien définie, pourrait entraîner une instabilité économique, une inflation et une perte de confiance des investisseurs. Cela pourrait également compromettre l’accès préférentiel aux marchés occidentaux et les investissements étrangers existants. Inversement, un alignement exclusif sur l’Occident pourrait perpétuer des dépendances économiques perçues et ne pas répondre aux demandes populaires d’une plus grande souveraineté économique.

Sur le plan sécuritaire, un alignement total avec l’AES, un bloc confronté à d’importants défis sécuritaires et à des transitions militaires, pourrait exposer le Sénégal à une instabilité régionale accrue et à des menaces transfrontalières, notamment le long de sa frontière orientale avec le Mali. À l’inverse, l’aliénation de l’AES pourrait perturber la coopération sécuritaire régionale vitale pour le contrôle des frontières.

Sur le plan diplomatique, un choix exclusif pourrait saper la réputation de longue date du Sénégal en tant que force stable, démocratique et médiatrice en Afrique de l’Ouest. Cela pourrait également isoler le Sénégal au sein de la CEDEAO ou limiter sa capacité à attirer des partenariats diversifiés.

  1. Opportunités de la politique d’équilibre pour le développement et l’influence du Sénégal

L’approche équilibrée permet au Sénégal de tirer parti des investissements et des échanges commerciaux de ses partenaires occidentaux traditionnels et des nouvelles puissances émergentes (Chine, Russie, Turquie), maximisant ainsi la diversification économique et la croissance, notamment grâce à ses nouvelles recettes d’hydrocarbures. Cela permet une transition progressive vers une souveraineté économique.

Sur le plan sécuritaire, en maintenant des canaux de communication avec la CEDEAO et l’AES, le Sénégal peut jouer un rôle crucial dans la coopération sécuritaire régionale, en partageant des renseignements et des formations, et potentiellement en médiatisant la fracture régionale actuelle.

En termes d’influence diplomatique, la posture pragmatique et non-alignée du Sénégal renforce sa crédibilité diplomatique et son influence en tant que bâtisseur de ponts dans une région fragmentée et un monde multipolaire. Son intérêt pour les BRICS et son plaidoyer pour la réforme du Conseil de Sécurité de l’ONU démontrent son ambition d’un rôle mondial plus affirmé.

  1. Recommandations pour la consolidation de cette stratégie

Pour consolider sa stratégie de non-alignement et en maximiser les bénéfices, le Sénégal pourrait envisager les actions suivantes :

  • Renforcer les fondations internes : Continuer à bâtir une résilience économique et sociale domestique forte, investir dans la production locale et développer le capital humain afin de réduire les dépendances structurelles.
  • Diplomatie régionale proactive : Poursuivre activement le dialogue et les initiatives de coopération entre la CEDEAO et l’AES, en tirant parti de sa position unique pour favoriser la stabilité et l’intégration régionale.
  • Communication stratégique : Articuler clairement les nuances de sa « diplomatie de rupture » aux publics nationaux et internationaux, afin de gérer les attentes et de contrer les interprétations erronées.
  • Diversification avec diligence : Continuer à élargir les partenariats avec les puissances émergentes tout en évaluant attentivement les implications à long terme et en évitant de nouvelles formes de dépendance.

La position de non-alignement du Sénégal le place dans une situation de médiation unique. Cependant, cette position le rend également vulnérable aux critiques des deux camps (par exemple, être perçu comme « pro-Occidental » par certains anti-impérialistes ). Il reste également exposé aux risques d’instabilité régionale et aux fluctuations économiques mondiales. L’approche équilibrée est un choix stratégique visant à maximiser les avantages et à minimiser les risques. Elle permet au Sénégal de maintenir des liens économiques vitaux avec l’Occident tout en répondant aux aspirations populaires de souveraineté et en s’engageant avec de nouveaux partenaires. Néanmoins, cette position médiane exige une agilité diplomatique et une résilience constantes, car elle peut être perçue comme un manque d’alignement clair par des acteurs plus idéologiquement rigides. C’est une position de force due à sa flexibilité, mais aussi de vulnérabilité aux pressions externes et aux critiques internes.

Le programme économique du gouvernement vise la « souveraineté économique » et la rupture avec les « dogmes de la finance mondiale ». Pourtant, il maintient le franc CFA et dépend des investissements étrangers pour le développement des hydrocarbures. Cela met en évidence le défi de la mise en œuvre d’une vision économique transformatrice dans un monde globalisé. Une véritable souveraineté économique est un processus graduel, non un résultat immédiat. La stratégie du Sénégal reconnaît qu’il doit tirer parti des structures économiques et des partenariats existants (même ceux liés aux anciennes puissances coloniales) à court et moyen terme pour financer ses objectifs de développement à long terme et renforcer sa capacité à une plus grande autonomie. Le « refus de choisir » est donc une reconnaissance pragmatique que la transformation économique exige une approche nuancée et progressive, plutôt qu’une rupture idéologique abrupte et potentiellement auto-destructrice.

Conclusion

Le refus du Sénégal de s’aligner exclusivement sur l’Alliance des États du Sahel (AES) ou sur les puissances occidentales, en particulier la France, constitue une décision stratégique délibérée et complexe. Cette posture est la résultante d’une convergence de facteurs : un mandat national fort en faveur de la souveraineté et du panafricanisme, l’impératif de développement économique nécessitant des partenariats diversifiés et une stabilité, et une position géostratégique unique qui exige un rôle de médiateur dans une Afrique de l’Ouest fragmentée.

La « diplomatie de rupture » sous la présidence de Bassirou Diomaye Faye ne vise pas l’isolement, mais plutôt une redéfinition des termes d’engagement pour atteindre une autonomie et une dignité véritables, tout en maximisant les intérêts nationaux. Cette approche équilibrée est une tentative de gérer les profondes interdépendances héritées de l’histoire tout en répondant aux aspirations populaires pour une plus grande maîtrise de son destin.

Alors que l’ordre mondial continue d’évoluer vers une multipolarité, l’approche équilibrée du Sénégal le positionne pour naviguer au travers de courants géopolitiques complexes. Sa capacité à maintenir le dialogue avec des acteurs divers, des partenaires occidentaux traditionnels aux puissances émergentes et aux blocs régionaux, sera essentielle pour sa stabilité continue, sa croissance économique et son influence diplomatique. Le succès de cette stratégie dépendra de sa capacité à gérer les attentes internes, à atténuer les risques sécuritaires régionaux et à traduire ses aspirations souverainistes en bénéfices économiques et sociaux tangibles pour sa population, sans succomber à de nouvelles formes de dépendance ou s’isoler de partenariats vitaux.