Le vrombissement des engins de chantier, le ballet incessant des camions et le rugissement de la drague en mer ne sont pas de simples bruits de fond. Ils sont la symphonie d’un projet qui, dans l’histoire moderne du Sénégal, ambitionne de s’inscrire comme le plus grand, le plus audacieux et le plus structurant jamais entrepris. Sur la côte de la Petite Côte, à quelques encablures de Dakar, le Port de Ndayane est plus qu’un port en construction : il est le pari d’une nation tout entière sur son avenir.
Un pari chiffré en milliards de dollars, en millions d’emplois potentiels et en promesses de croissance exponentielle. Mais au-delà des annonces officielles et de la symbolique de la première pierre, que disent vraiment les chiffres de ce méga-chantier ? Est-ce réellement l’infrastructure de tous les superlatifs, ou une ambition dont les chiffres cachent aussi des défis complexes ? Cet article se propose de décortiquer, avec une précision mathématique, l’un des projets les plus controversés et les plus prometteurs du Sénégal.
Sommaire
- Un Projet de Chiffres Vertigineux
- L’Impératif Économique : le « Pourquoi » Derrière les Mots
- Les Retombées Quantifiées : l’Impact sur la Vie des Sénégalais
- La Face Cachée des Chiffres : les Coûts Non Financiers
- La Chronologie en Chiffres : le Passé, le Présent, le Futur
- Conclusion : plus qu’un Port, une Promesse
Un Projet de Chiffres Vertigineux
Dès ses premières ébauches, le Port de Ndayane a été pensé en termes de grandeur. Sa raison d’être est de rompre avec l’échelle du passé et de se projeter vers un futur où le Sénégal ne serait plus un simple point de passage, mais un carrefour incontournable du commerce mondial. Pour y parvenir, il a fallu mobiliser des moyens financiers et des dimensions physiques qui donnent le vertige.
L’Investissement : une échelle jamais vue
Au cœur du projet se trouve un chiffre qui résume à lui seul son ambition : 1,2 milliard de dollars (environ 730 milliards de francs CFA). Cet investissement colossal est le plus important jamais réalisé dans une infrastructure au Sénégal, éclipsant même les coûts de l’Aéroport International Blaise Diagne (AIBD) qui s’élevaient à 566 millions d’euros à sa livraison.
Ce montant se décompose en deux phases distinctes, conçues pour garantir une progression stratégique et maîtrisée :
- Phase 1 : 837 millions de dollars (environ 510 milliards de FCFA) sont alloués à la construction des infrastructures primaires. Cette phase comprend le dragage du chenal, la construction du premier quai et la mise en place des équipements de base. C’est la phase qui doit rendre le port opérationnel et fonctionnel, lui permettant de commencer à générer des revenus pour financer la suite.
- Phase 2 : 290 millions de dollars (environ 177 milliards de FCFA) sont prévus pour l’extension et le développement ultérieur, notamment l’allongement du quai et l’augmentation des capacités de stockage et de manutention.
Ce financement repose sur un partenariat public-privé (PPP) exemplaire, qui lie l’État du Sénégal et le géant mondial de la logistique, DP World. La répartition du capital de la société concessionnaire, DP World Dakar, est de 60% pour DP World et 40% pour l’État du Sénégal. Ce modèle assure non seulement l’apport en capitaux massifs, mais aussi l’expertise technique et l’accès aux réseaux commerciaux mondiaux de DP World.
Les Dimensions Physiques : un géant au bord de l’Atlantique
Le gigantisme du Port de Ndayane ne s’arrête pas aux chiffres financiers. Il se matérialise dans les dimensions mêmes de l’infrastructure, conçues pour surclasser toutes les installations existantes dans la sous-région :
- Profondeur du Chenal : Le port sera doté d’un chenal d’accès de 5 kilomètres de long et d’une profondeur impressionnante de 18 mètres. C’est ce chiffre qui fait toute la différence. Le Port de Dakar, actuellement, ne peut accueillir que des navires avec un tirant d’eau limité. Les 18 mètres de Ndayane permettront l’accostage des navires « post-Panamax » et de la dernière génération, les plus grands porte-conteneurs du monde.
- Longueur du Quai : La Phase 1 prévoit la construction d’un quai de 840 mètres. Une fois la Phase 2 achevée, ce quai s’étendra sur 1 250 mètres, capable d’accueillir plusieurs navires géants en même temps.
- Capacité de Traitement : La capacité de traitement de la Phase 1 est estimée à 1,2 million d’EVP (Équivalents Vingt Pieds) par an. C’est plus que l’ensemble du trafic actuel du Port de Dakar. Une fois les deux phases terminées, cette capacité pourrait grimper bien au-delà, faisant de Ndayane un acteur majeur du transit de marchandises en Afrique de l’Ouest.
- La Zone Économique Spéciale (ZES) : Autour du port, une zone de 300 hectares sera développée pour abriter des activités industrielles, logistiques et commerciales. Cette zone, intégrée au port et connectée à l’AIBD, est la clé pour créer un écosystème économique complet, une véritable ville portuaire conçue pour le commerce et la production.
Ces chiffres ne sont pas de simples indicateurs de taille, ils sont la preuve d’un changement d’échelle fondamental. Ndayane n’est pas une simple extension, c’est une refondation complète de la plateforme portuaire du Sénégal.
L’Impératif Économique : le « Pourquoi » Derrière les Mots
Ces chiffres ne prennent tout leur sens que lorsqu’on les replace dans le contexte de la logistique sénégalaise et de la vision du « Plan Sénégal Émergent ». Le Port de Dakar, malgré son importance historique, a atteint ses limites.
Le Port de Dakar : un goulot d’étranglement
Le Port Autonome de Dakar (PAD) a été pendant des décennies l’épine dorsale du commerce sénégalais. Cependant, sa situation en cœur de ville et ses limitations techniques en font aujourd’hui un goulot d’étranglement. Les retards dans les opérations de déchargement, les longs temps d’attente pour les navires et l’incapacité à accueillir les porte-conteneurs les plus récents pénalisent lourdement l’économie.
- Le Coût de l’inefficacité : L’incapacité d’accueillir des navires de plus de 6 000 EVP se traduit par un surcoût logistique pour les importateurs et les exportateurs. Le fret maritime payé par le Sénégal est plus élevé que celui des pays voisins, un désavantage compétitif direct.
- La Compétition Régionale : Pendant que le Port de Dakar se heurtait à ses limites, ses voisins investissaient massivement. Tanger Med au Maroc, le Port de Lomé au Togo ou le Port d’Abidjan en Côte d’Ivoire ont su se moderniser et attirer les grands navires. Sans une réponse forte, le Sénégal risquait de perdre sa position stratégique.
La Solution Ndayane : un pont vers le monde
Le Port de Ndayane est la réponse directe et frontale à ces défis. Il est l’outil pour la réalisation de la vision stratégique du Sénégal de devenir un hub logistique et industriel régional.
- Devenir un Carrefour : La ZES de 300 hectares, connectée au port et à l’AIBD, est conçue pour attirer les investissements directs étrangers (IDE) dans la transformation et la production. L’idée est de ne plus seulement importer et exporter, mais de produire au Sénégal pour l’ensemble du marché ouest-africain.
- Accueillir le Gigantisme : Les 18 mètres de profondeur du chenal et les 1 250 mètres de quai ne sont pas un luxe, mais une nécessité pour se positionner comme le port de référence pour l’Afrique de l’Ouest. En accueillant les plus grands navires, Ndayane sera capable de réduire les coûts logistiques, d’améliorer la compétitivité des produits sénégalais et d’attirer le trafic de transit vers des pays enclavés comme le Mali et le Niger.
Les Retombées Quantifiées : l’Impact sur la Vie des Sénégalais
Les chiffres les plus importants pour la population sénégalaise sont sans doute ceux liés à l’emploi et à la croissance économique. Le Port de Ndayane, de par sa taille et sa nature, est un véritable moteur de création d’opportunités.
L’Emploi : une vague de plus de 2 millions d’opportunités
Le projet a généré des chiffres impressionnants en termes d’emplois, tant directs qu’indirects.
- Emplois pendant la Construction : On estime que le chantier créera plus de 1 800 emplois directs pendant la phase de construction. Des ingénieurs aux techniciens, en passant par les ouvriers qualifiés et non qualifiés, c’est une opportunité pour des milliers de familles pendant plusieurs années.
- Emplois Permanents : Une fois le port opérationnel, plus de 22 000 emplois directs seront créés pour gérer les opérations du port, le terminal à conteneurs et les activités logistiques.
- Emplois sur la Plateforme : En ajoutant les entreprises et les services qui s’installeront dans la Zone Économique Spéciale, ce chiffre pourrait atteindre 100 000 emplois directs et indirects sur la plateforme du port, soit une véritable ville de l’emploi.
- Emplois Soutenus : Le chiffre le plus spectaculaire, et le plus difficile à imaginer, est celui des 2,3 millions d’emplois soutenus par les opérations du port et la croissance de l’écosystème logistique. Ce chiffre ne concerne pas seulement les emplois sur le site, mais également tous ceux qui en dépendent : chauffeurs de camion, employés des services douaniers, agriculteurs exportateurs, commerçants, etc. C’est une vague de retombées économiques qui se propagerait dans toute l’économie sénégalaise.
Croissance et Compétitivité
Les chiffres macroéconomiques sont tout aussi spectaculaires.
- Contribution au PIB : D’ici 2035, le Port de Ndayane est projeté pour contribuer à une augmentation du Produit Intérieur Brut (PIB) de 3%. Dans un pays où la croissance est un enjeu majeur, c’est un chiffre qui témoigne de l’impact transformateur du projet.
- Valeur Commerciale : L’amélioration de la logistique et la création de nouvelles opportunités d’exportation pourraient générer 15 milliards de dollars de valeur commerciale additionnelle d’ici 2035. C’est une manne financière qui bénéficierait à l’ensemble du secteur privé et public.
La Face Cachée des Chiffres : les Coûts Non Financiers
Si les chiffres de l’ambition sont impressionnants, le projet ne peut être abordé sans un regard lucide sur les coûts et les défis qu’il engendre, des coûts qui ne figurent pas sur la facture de 1,2 milliard de dollars. Ces défis, d’ordre social et environnemental, sont mesurables et ne peuvent être ignorés.
Les Chiffres de l’Impact Social : des vies à réinstaller
Un projet de cette envergure a un impact direct sur les populations locales.
- Réinstallation : Le projet implique la réinstallation d’environ 60 maisons et la compensation d’un nombre plus important de personnes. Si un Plan d’Action de Réinstallation (PAR) a été mis en place pour indemniser les populations, il reste un point de friction majeur.
- La Lacune Légale : L’analyse d’impact a révélé une faiblesse critique dans la législation sénégalaise (Loi 76-67) qui ne couvre que l’indemnisation des biens matériels. La perte de revenus et de moyens de subsistance n’est pas intégralement prise en charge. Cette lacune menace la survie des familles de pêcheurs et d’agriculteurs qui dépendent de la mer et de la terre pour vivre, créant un risque d’appauvrissement durable et de conflit social. C’est un chiffre qui, bien que non financier, pèse lourdement sur la balance de l’équité.
- Conflits d’Usage : Le développement du port et de la ZES a un impact sur les sites de pêche traditionnels, le patrimoine culturel local (comme la grotte mariale de Popenguine) et même le tourisme, risquant de créer des tensions entre les nouveaux usages du littoral et les pratiques ancestrales.
Les Chiffres de l’Impact Environnemental : un fragile écosystème menacé
Les chiffres de l’impact environnemental, souvent mesurés en termes de risques, sont tout aussi préoccupants.
- Le Dragage : Le dragage du chenal de 5 kilomètres à 18 mètres de profondeur est une opération massive. Elle soulève des préoccupations quant à l’altération de l’écosystème marin, la remise en suspension de sédiments potentiellement pollués et les risques d’érosion côtière.
- Perte d’Habitats : Le développement de la zone portuaire et industrielle pourrait menacer les habitats naturels d’une Zone Importante pour les Oiseaux (ZICO) située à proximité, un sanctuaire pour de nombreuses espèces.
- Pollution : Le trafic accru de navires et de camions générera des chiffres de pollution (émissions de CO2, pollution sonore) qui devront être gérés de manière proactive pour préserver la santé des populations et la qualité de l’environnement.
La Chronologie en Chiffres : le Passé, le Présent, le Futur
Le projet de Ndayane ne s’est pas fait en un jour. Son histoire est jalonnée de dates et de jalons qui témoignent de sa progression, mais aussi des délais qui ont pu marquer son parcours.
- 23 Décembre 2020 : La signature de l’accord de concession entre l’État du Sénégal et DP World. C’est la date de naissance officielle du projet.
- 3 Janvier 2022 : La pose symbolique de la première pierre par l’ancien président Macky Sall. Cet acte marque le lancement politique du chantier.
- Décembre 2024 : Le début des travaux maritimes principaux, marqué par l’arrivée de la drague ‘Willem Van Rubroeck’. Ce moment marque le passage des travaux préparatoires à la construction concrète des infrastructures clés.
- 2026 (prévision) : La date prévue pour la livraison de la Phase 1 du port, le rendant opérationnel. C’est l’objectif qui anime tous les acteurs aujourd’hui.
- 2028 (prévision) : L’année potentielle de l’achèvement complet du projet, y compris l’extension de la Phase 2.
Cette chronologie, faite de dates et de prévisions, montre la complexité d’un tel chantier. Elle rappelle que le chemin de l’ambition est souvent long et semé d’embûches, mais que la détermination à atteindre les objectifs chiffrés est bien réelle.
Conclusion : plus qu’un Port, une Promesse
Alors, le Port de Ndayane est-il le plus grand projet d’infrastructure du Sénégal ? Au vu des chiffres – 1,2 milliard de dollars d’investissement, 18 mètres de profondeur, 2,3 millions d’emplois soutenus – la réponse semble un « oui » catégorique. Aucun autre projet n’a mobilisé autant de capitaux et n’a une capacité aussi transformatrice pour l’économie nationale.
Cependant, les chiffres ne racontent pas toute l’histoire. Ils mesurent la taille du projet, mais ne peuvent pas mesurer son âme. Le véritable test pour le Port de Ndayane ne sera pas sa capacité à atteindre ses objectifs financiers ou ses dimensions techniques, mais sa capacité à intégrer ses coûts sociaux et environnementaux, à être un moteur de développement qui profite à l’ensemble de la population, y compris ceux qui ont été contraints de le céder pour lui faire de la place.
Le Port de Ndayane est une promesse. Une promesse de prospérité, de compétitivité et de grandeur pour le Sénégal. Le défi, au-delà des chiffres impressionnants, est d’assurer que cette promesse ne reste pas qu’une statistique, mais se traduise par une amélioration tangible du quotidien pour tous les Sénégalais.